vendredi 9 mai 2008

Le trou du musc (I) : Muscs Koublaï Khan ou la panthère de Dionysos



La disparition du musc naturel en parfumerie a creusé une absence que différents créateurs se sont efforcés de combler. Mais plutôt que de l’utiliser pour mettre en valeur d’autres notes, leurs compositions jouent le musc en note principale, soit sur le mode minimaliste (le Velviona d’Helmut Lang en 2001, uniquement composé de Velvione, musc synthétique produit par Givaudan), soit sur le mode paroxystique et orientaliste du musc animal.

Le modèle de ces "soliflores" musqués n'existe pas dans la parfumerie classique : s'ils ont des ancêtres, il faut les rechercher soit parmi ces grains de muscs respirés pour leur suavité à l'époque pré-moderne de la parfumerie (avant la fin du 19ème siècle), soit parmi les divers "muscs" américains en vogue à l'ère hippie (Jovan, Bonne Bell) -- eux-mêmes en partie inspirés par les muscs de la parfumerie maghrébine ou orientale découverts lors des transhumances 60s vers Marrakech ou Katmandou...

Ils représentent en tous cas le contre-pied des muscs lessiviels douceâtres, dont l'exquise fadeur poudrée rappelle plutôt l'enfance que la bacchanale.

Dans cette gamme, le Muscs Koublaï Khan de Serge Lutens, lancé en 1998, reste le mètre étalon des muscs sales. Il doit son nom aux descriptions que fait du musc le Vénitien Marco Polo, lors de ses pérégrinations en Chine où règne alors l'empereur mongol.

Cette composition très controversée -- il faut voir les hurlements et les pâmoisons qu'elle provoque dans les forums d'usagers de l'hygiénique Amérique -- convoque le ban et l’arrière-ban des senteurs animales : écurie, cirque, cage de fauve et chambrée de militaires… La civette fécale, le castoréum aux relents de cuir et de fourrure, le costus qui sent les cheveux sales, le cumin qui évoque l’aisselle, l’ambre gris et ses notes salines presque féminines, le patchouli et son fond terreux, à peine allégés par la rose marocaine et l’ambrette, avec sa note d’alcool de poire sur fond floral poudré…

Ajoutez à ce brouet du diable un large cocktail de muscs synthétiques – la plupart d’entre nous sommes incapables de sentir l’une ou l’autre des variétés de muscs : leurs molécules sont trop grosses pour être captées. Il faut donc jouer sur une vaste palette pour que la senteur soit perçue. Cela rend d’ailleurs les compositions centrées sur le musc un peu difficiles à juger, car on peut être anosmique à l’un ou l’autre de leurs composants. Sur moi, par exemple, les fauves de Muscs Koublaï Khan s’adoucissent jusqu’à ronronner, selon l'énigmatique alchimie de la parfumerie qui transmute les substances viles en elixirs embaumés...

Si Muscs Koublaï Khan rappelle le fauve, ce n'est pas tant celui de la ménagerie de cirque que la panthère des mythes grecs, animal attribué à Dionysos, dieu des ivresses.

Seule bête, selon le philosophe Théophraste, à ne pas être malodorante, la panthère utilise le parfum suave qu'elle exhale pour attirer ses proies. Ce souffle exquis est un piège d'une séduction mortelle.

De là à assimiler ce piège animal parfumé à ceux que tendent les femmes aux hommes, il n'y a qu'un pas, franchi par Aristophane qui les appelle les courtisanes des "panthères".

C'est peut-être donc plutôt du côté des chasseresses d'Aphrodite et de leurs envoûtements, que du côté des Mongols en selle depuis six mois, que peut se ranger l'enivrant Muscs Koublaï Khan. J’en ai usé moi-même deux pleins flacons sans perdre mes amis ni faire fuir mes amants : j’en déduis donc que cette odeur plairait assez...

Référence: Marcel Détienne, Dionysos mis à mort
Image: Cortège de Dionysos, courtesy http://www.bacchos.org/

11 commentaires:

  1. Vraiment superbe cet article autour de Muscs Koublai Khan! Dommage que vous ne soyez pas la meme sur Perfume of Life, c 'est un plaisir de vous redecouvrir, pardonnez mon impudence mais je vous ai toujours trouve mievre sur POL. Maintenant je vous comprends, j 'ai eu des warnings pour avoir parler d 'odeurs sexuelles et d 'hommes excites lorsque je porte Fleurs d 'Oranger et de visions de latrines et d 'orgies pour Miel de Bois sur ce forum fascisant.

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  2. Merci!Il est vrai qu'ici je suis chez moi... Je peux donc me permettre le luxe -- et l'effort --d'une écriture qui me ressemble sûrement plus. POL est une communauté où je m'implique sans doute moins intimement, et où j'ai plutôt tendance à tenir des propos plus factuels que personnels. Mais elle m'a permis de nouer quelques amitiés dans la vraie vie, ce dont je lui suis reconnaissante.

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  3. Je sais ce que vous en pensez mais j 'ai du mal a comprendre tout ce foin a propos de Muscs Koublai Khan sur les forums anglo-americains. Il y a aussi la perception des hommes qui differe, sur Basenotes beaucoup le trouvent pas assez dirty, trop savonneux et feminin pour eux. C 'est vrai que le trouve pas tres "male", a mon sens Miel de Bois est plus "naughty", surtout dans l 'evolution car MKK s 'assagit tres vite sur la peau.
    Je possede un vintage d 'extrait de Narcisse Noir, meme moi a qui rien de fait peur et qui n 'a honte de rien, c 'est un parfum qui m 'intimide vraiment. Je l 'aime a la folie mais j 'hesite beaucoup avant de le porter, enfin disons que je le porte surtout pour moi-meme, en douce. Meme si c 'est une tres belle recreation sublimee de ce qu 'etait le musc naturel en comparaison avec un parfum comme Narcisse Noir compose avec du vrai musc naturel c 'est de la gnognotte.

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  4. Mon Narcisse Noir n'est qu'une eau de toilette qui remonte aux années 90, je crains donc que le vrai musc en soit absent. C'est une torture: soit accumuler les vintage pour éprouver la véritable expérience du parfum, tel qu'il a été composé, en courant le risque de recevoir pas mal de marchandise éventée, soit se contenter de succédanés certes brillants, mais manquant de la véritable profondeur des matières les plus nobles.
    Comme je l'ai écrit, MKK est très doux sur moi. Je ne sais pas si c'est une question de seuil de tolérance, d'anosmie, ou de chimie corporelle. Les références nord-américaines -- pourtant, je le suis moi-même puisque je suis née au Québec -- sont très différentes à ce sujet. Je suis toujours assez amusée par les hurlements horrifiés que MKK peut arracher à certaines commentatrices. Mais... to each his/her own...

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  5. Felicitations pour cet article consacre a Muscs Koublai Khan, j 'ai passe toute une soiree a le porter en relisant a deux reprises 'MKK ou la panthere de Dionysos'.

    C 'est effectivement une torture comme vous le dites, mais je commence a avoir un peu d 'experience avec les vintages, je n 'achete que les flacons dans leur boite scellee (garantie que le parfum n 'a jamais vu la lumiere du jour, parce bcp de flacons scelles boite ouverte ont ete exposes sur des vanity tables et des vitrines pendant des annees et des annees, de toutes facons on le voit tout de suite a la couleur du jus, et puis j 'avertie d 'avances les vendeurs qu 'on peut pas me duper comme ca histoire d 'evaluer leur reaction).
    Par contre j 'ai abandonne l 'idee de continuer avec JOY et Arpege, j 'ai tente a deux reprises des extraits vintages et a chaque fois ils etaient rancides quasi importables. Les Caron (sauf Fleurs de Rocaille lui aussi "musty" en extrait), Chanel et les Guerlain meme evapores restent tres beaux et portables, surtout le No 5, Mitsouko et Shalimar. Mon Heure Bleue vintage est un peu limite rancide mais acceptable, Chamade est superbe mais c 'est que l 'eau de toilette.
    En ce qui me concerne c 'est devenu obsessionel, je guette les bonnes affaires de parfums vintage sur ebay (j 'ai pas le temps de faire les estates et les thrift shops etc), je depense des sommes folles, mais j 'ai aussi fait de bonnes affaires en revendant des exclusifs Lutens et des Gobin Daude sur ebay, histoire d 'equilibrer les choses...

    Ce que je regrette chez Lutens c 'est le manque de tenue, du coup j 'en reviens de la parfumerie confidentielle, les autres parfumeurs de niche me branchent pas du tout, je commence a realiser que je m 'eclate plus avec un extrait du No 5 ou de Shalimar que n 'importe quel parfum de niche tres cher.

    Il y a une certaine generation d 'americaines qui sevit sur les forums anglo-americains qui m 'ennuient a mourir, elles aiment a fond le parfum mais elles sont hyper reac et coincees, discuter de notes fauves et sexuelles a propos de parfum c 'est pas vraiment leur tasse de the. Je suis americaine aussi mais naturalisee, new yorkaise, d 'origine franco-argentine et plus jeune donc pas du tout avec les memes valeurs.
    Meme chose avec une bloggeuse tres connue d 'origine ukrenienne je crois que j 'adore, elle a une telle experience, j 'aime beaucoup sa sensibilite et son amour pour les parfums classiques mais des qu 'elle est obligee de parler de dirty notes, trois mots et elle se sauve tout de suite apres, d 'ailleurs elle le dit elle-meme, elle admire Narcisse Noir, Shalimar, Chaldee, MKK et Miel de Bois mais elle se voit pas du tout en train de les porter surtout en extrait.

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  6. Au sujet des vintages : j'en achète également beaucoup, pas forcément pour les porter (quoi que), souvent pour ma culture personnelle. Même un parfum avec sa boîte et scellé peut malheureusement être gâté: c'est un peu la roulette. N°5 tient en effet exceptionnellement bien la route; de même pour Bandit. Je pense consacrer prochainement des posts à quelques vintages.

    À propos des notes "sales" et des Américaines : toutes ne sont pas dans ce cas (je pense notamment à Patty et March de Perfume Posse, qui adorent le "skanky"). Mais je crois que la difficulté à en parler ou à les apprécier est non seulement une question de culture ou d'image de soi(moi, au contraire, ce sont les parfums très purs et très "jeune fille" que je ne vois pas porter, par exemple).
    C'est aussi une question de langage, littéralement.
    Le français se prête à discuter des choses de la chair avec beaucoup de subtilité et d'élégance, même dans la crudité. Il y a une vraie tradition littéraire dans ce domaine. L'anglais ne le permet pas tout à fait de la même façon, l'espagnol non plus (dans mon expérience). Ce qui manque aux autre langues, c'est le 18ème siècle français, tout simplement.

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  7. Ce MKK est très fédérateur, il me permet de vous retrouver (cherchez du côté de la place Vendôme...). Très joli article sur celui ci. J'ai eu longtemps beaucoup de mal à l'appréhender pour ses notes "sales", je lui ai longtemps tourné autour, et, du jour où j'ai pris non pas le fouet pour dompter le fauve mais la main pour caresser son doux pelage, j'en suis tombée amoureuse, presque obsédée, cherchant toujours plus loin ce qu'il m'évoquait, et pourquoi. Il n'en finit d'ailleurs jamais de m'étonner, à chaque fois je lui découvre une nouvelle facette, inédite, tapie, sourde. Au fil des saisons, et selon les températures; il se fait aussi différent, comme s'il s'anamorphosait. Une composition assurément troublante.

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  8. Chère anonyme, je vous ai reconnue bien évidemment, et le fait que vous soyez obsédée par MKK ne m'étonne pas autrement... Vous en parlez très bien, de ce fauve: on sent la connaissance intime.

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  9. juste un mot pour ajouter que j'ai moi aussi un petit échantillon de narcisse noir vintage et c'est vrai qu'il a quelque chose d'intimidant. mais il est superbe!
    en aprlant de vintage j'ai longtemps hésité mais ça y est j'ai déscellé un très ancien flacon de l'heure bleue, je compte le tester bientôt, il a l'air d'être relativement intact...mais ça me faisait bizarre de désceller ce flacon superbe datant d'une autre époque jamais utilisée...

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  10. Je n'ai malheureusement pu le découvrir qu'en concrète, ça fait une grande différence dans le cas de MKK je pense. IL est doux dès le départ, rond, tiède, très parfum de peau. Bizarrement il me fait penser à la suavité de la vanille. Je me demande si ce n'est pas le parfum idéal à porté associé à autre chose, de la vanille justement pourquoi pas (pourtant je ne suis vraiment pas fan de l'idée de mélanger plusieurs parfums). Le parfum de Lutens qui me provoque la répulsion dont vous parlez à propos de MKK, c'est tubéreuse criminelle; ça me révulse totalement, je peux comprendre ce parfum, mais impossible de l'aimer!
    ClochettedeMuguet

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