vendredi 2 décembre 2011

Les Parfums: Histoire, Anthologie, Dictionnaire, d'Élisabeth de Feydeau

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Voilà, c’est dit, au fond on pourrait s’arrêter là. On ne peut pas s’intéresser au parfum et faire l’impasse sur cette somme monumentale de 1200 pages. Elle manquait: la voilà. Car si, au cours des douze derniers mois, une dizaine d’ouvrages sur le parfum ont été édités rien qu’en France, le sujet n’en reste pas moins largement sous-exploité par rapport à des domaines connexes comme la mode ou le vin, notamment en raison de la disparition, de la difficulté d’accès ou de la confidentialité de certains documents historiques mais surtout, de la nature périssable et volatile par définition des parfums eux-mêmes…
Historienne, professeur à l’ISIPCA et consultante de grandes maisons qui lui ont ouvert leurs archives, Élisabeth de Feydeau était sans doute l’un des rares auteurs susceptibles de s’attaquer à la rédaction titanesque d’un tel ouvrage, accessible aux non-initiés, mais pouvant servir de référence aux professionnels, souvent peu au fait de l’histoire de leur industrie.

Les Parfums défriche un pan immense d’un domaine si riche et foisonnant qu’il permet d’aborder tous les aspects de l’expérience humaine : l’érotisme et le sacré, la médecine et l’hygiène, l’identité sexuelle et les tendances société, le marketing et l’industrie, la science et la technologie, et bien sûr la création artistique…
Du coup, plutôt que de s’en tenir à un développement chronologique, l'auteur a choisi de traiter son Épopée du Parfum en huit « actes » qui recoupent ces thématiques et lui permettent d'organiser une surabondance de documentation. Par exemple, le thème de la séduction croise la présentation des grandes familles de parfums (exercice incontournable) et l’évolution sociale des femmes en Occident.

La deuxième section est consacrée à une anthologie : propos de parfumeurs d’hier et d’aujourd’hui, dont plusieurs rédigés expressément pour l’ouvrage ou tirés de publications difficiles d’accès ; larges extraits de manuels de parfumeurs, de la Renaissance au début du 20ème siècle ; enfin, textes d’écrivains, dont les indispensables Balzac, Baudelaire, Proust et Colette, mais aussi deux textes d’Huysmans, saint patron littéraire des parfumeurs, bien moins fréquemment cités qu’À Rebours, et d'autant plus fascinants.
Le troisième tome, plus directement destiné à servir d’outil de référence, comprend un dictionnaire, deux chronologies (l’une des parfums mis en regard des grandes étapes de l’histoire et de la culture, l’autre des découvertes de la chimie organique), une liste des principaux parfums depuis 1920 et enfin une bibliographie thématique. Ouf.

Cette abondance d’informations et d’approches est l’une des grandes qualités de l’ouvrage : on s’y plonge, on s’y perd, on s’y retrouve mille fois. On repasse d'ailleurs de temps en temps par les mêmes carrefours (périodes, personnages, maisons, parfums) avec une curieuse impression de déjà-vu qui fait qu'on se demande si on n'a pas déjà lu telle ou telle partie... Un exemple au hasard : les « héritiers de Roudnitska » présentés dans le « Troisième acte » sont tous auteurs de « Propos de parfumeurs » dans l’anthologie, et reviennent une troisième fois dans le dictionnaire. Mais en général, ces redites ne sont pas gênantes dans la mesure où l’ouvrage n’est pas destiné à être lu d’une traite, même si une part d'entre elles aurait peut-être pu être évitée par un système de renvois plus poussé et par l'établissement d'un index, dont l’omission est incompréhensible dans un livre de référence aussi important. Ce travail de Romain n’avait d’ailleurs pas à être infligé à l’auteur : il pouvait être confié à l’équipe éditoriale, dont on peut se demander, du coup, si elle a appuyé Élisabeth de Feydeau aussi pleinement que le méritait cette dernière dans un projet époustouflant par son ampleur, son ambition et sa richesse. 

Et, tant qu’on aborde les bémols : si la parfumerie alternative est traitée dans l’histoire et l’anthologie, elle est un peu moins bien servie dans le dictionnaire, et presque entièrement absente de la liste des principaux parfums depuis 1920 fournie en annexe. Certes, la production surabondante du secteur et le manque de recul historique auraient compliqué la sélection des produits-phares. On peut malgré tout se demander pourquoi le seul Lutens à figurer est L’Eau, ou en quoi Magnifique de Lancôme ou Blue Label de Givenchy, qui ne sont pas forcément destinés à laisser leur marque dans l’histoire, méritent de figurer plutôt que Mûre et Musc et Féminité du Bois, Carnal Flower ou Avignon.

Forcément, les experts et les passionnés trouveront quelques motifs de pinaillage : le contraire aurait été étonnant dans un ouvrage de cette envergure. Mais ni les uns ni les autres ne pourront bouder leur plaisir. Car en réalité, si l’on peut reprocher quelque chose à ce livre, c’est d’être si riche qu’on ne sait trop par où l’aborder tant on voudrait tout lire, tout de suite.
Pour ma part, je l’ai attaqué par le cœur: ces Propos de parfumeurs auxquels Élisabeth de Feydeau redonne une voix.
Le savoureux abécédaire d’Isabelle Doyen, qui passe avec légèreté et poésie de ses matières premières fétiches à ses artistes préférés. L’essai de Céline Ellena sur les mots-odeurs, alternative intelligente aux habituelles métaphores musicales et susceptible d’être appliquée en pédagogie (ce que j’ai d’ailleurs fait, en m’inspirant d’une première mouture communiquée par Céline, dans mes cours de Londres). Le coup de gueule d’Harry Frémont sur les dérives de l’industrie. Le témoignage de Mathilde Laurent sur son esthétique et sa démarche créative. L’exercice d’anticipation d’Olivier Pescheux sur l’avenir de la parfumerie. Le texte de Christopher Sheldrake sur les parfums de l’Ancien Testament. Celui de Sandrine Videault sur la reconstitution du kyphi pour le Musée du Caire. Et un récit olfactif-érotique de Francis Kurkdjian qui ne penche pas forcément du côté qu’on aurait pu attendre…

Et puis, après avoir fait le tour des nez, je suis revenue au début. Et puis j’ai tout lu. Et maintenant, je veux déjà tout relire. C’est dire.

Les Parfums, Histoire, Anthologie, Dictionnaire d’Élisabeth de Feydeau, Robert Laffont, collection « Bouquins », novembre 2011, 1216 pages, 32 €.

L’ouvrage a été publié avec le concours de Firmenich, décidément à la pointe de la pédagogie grand public puisque la société est également à l’origine du site Osmoz, éditeur de coffrets de découverte olfactive et  partenaire des Ateliers Parfums Thierry Mugler, où Élisabeth de Feydeau anime un atelier « Secrets du Parfum ». Vous pouvez également visiter son blog en cliquant ici.



14 commentaires:

  1. C'est un cadeau de Noël en avance qui vient de m'être fait. J'ai commencé par le dictionnaire, par les mots (noms de parfumeurs, de matières premières ou de parfums qui me venaient à l'esprit). Quel travail en effet (bien sûr tout n'y figure pas, mais ce n'est pas une encyclopédie, alors on pardonne volontiers l'auteur).
    Cette collection "Bouquins" chez Laffont est décidément extraordinaire, et dans tous les domaines !
    Narriman

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  2. Narriman, sage décision de ne pas attendre jusqu'à la fin décembre. De toute façon, il y a largement de quoi tenir plusieurs semaines de lecture!

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  3. J'aurais une question qui va vous paraître peut être bête mais pourriez vous me donner des noms d'ouvrages qui sont paru dans les 20 dernières années et qui sont intéressantes sur la parfumerie ? (vous parlez de 12 ouvrages l'an dernier en France mais je n'en ai jamais trouvé autant...) Sinon votre blog est très instructif, merci !!

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  4. Dawn, le livre d'Élisabeth de Feydeau offre un panorama déjà très large de la question, ainsi qu'une bibliographie très étoffée. Je vous recommande aussi les deux ouvrages d'Annick Le Guérer ainsi que ceux de Jean-Claude Ellena, dont vous trouverez facilement les références sur Amazon.
    Parfums de Légendes de Michael Edwards est épuisé mais on le repère parfois sur PriceMinister: c'est une référence incontournable.

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  5. Elisabeth de Feydeau c'est l'anti-these de Luca Turin et ses critiques acerbes.
    Evoquer Serge Lutens en faisant l'impasse sur Feminite du Bois, c'est difficilement pardonnable. Je ne connais que le travail qui s'articule autour de son blog, personnellement je lui repproche de n'avoir aucun esprit critique qui vise l'industrie du parfum - les reformulations, le role de l'IFRA, tout est passe sous silence, on fait comme si le 5 de Chanel a toujours ete le meme.


    Emma



    www.mercyforanimals.org

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  6. Emma, Féminité du Bois est longuement évoqué dans le livre, Serge Lutens a fourni un texte à l'anthologie et sa maison fait l'objet de longs passages. Je signalais simplement que le parfum était absent de la liste, ce qui m'a étonnée.
    Je ne crois pas par ailleurs qu'on puisse forcément demander à une historienne de faire le même travail qu'un critique. Plusieurs approches et types d'auteurs peuvent coexister. Certes, on peut fonder une approche critique sur des recherches historiques, mais il faut d'abord réaliser ces recherches.
    La critique des dérives de l'industrie n'est pas forcément absente de la partie historique du livre, d'ailleurs, et elle est plusieurs fois réitérée par les parfumeurs dans l'anthologie.

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  7. Tant mieux si le livre traite dans une certaine mesure des derives de l'industrie parce que justement l'interet du role de l'historienne c'est aussi defendre tout un patrimoine qui est en train de disparaitre au profit d'une parfumerie generique et insipide.


    Emma

    www.mercyforanimals.org

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  8. Très intéressant, Denyse. J'ai envie de lire cette "épopée de parfums", mais je crains qu'il me faille plus de temps pour la lire (et comprendre!) en français... Néanmoins, je m'intéresse beaucoup aux propos des parfumeurs dans la deuxième section. Je dois peut-être l'acheter comme un cadeau de Noël, et essayer de le lire lentement, avec un dictionnaire à côté de moi...

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  9. Emma, c'est un vaste sujet. Disons que déjà, insérer cette industrie dans sa dimension historique a son importance. Préserver et faire connaître son patrimoine, c'est le rôle de l'Osmothèque. Mais les décisions sur les produits se prennent ailleurs... Ce qu'un historien peut faire, c'est apporter une certaine culture à ces décisionnaires.

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  10. Jarvis, j'ai demandé à Elisabeth si une traduction anglaise était en cours. Elle m'a répondu que sans doute, si une édition se faisait en anglais ce ne serait pas de l'ouvrage tout entier. En tous cas, en attendant, même si c'est lent et parfois frustrant pour quelqu'un dont le français n'est pas la langue maternelle, en effet ça mérite l'effort!

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  11. Je tenais à vous remercier pour votre réponse ! En effet j'en possède déjà certains mais vous avez étoffé ma liste. Cela m'intéresse d'autant plus que je vais tenter d'entrer à l'isipca en fin d'année, toutes nouvelles connaissances sont bonnes à prendre :)

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  12. Dawn, je vous conseillerais aussi d'essayer de trouver "L'intimité du parfum" d'Edmond Roudnitska ainsi qu'un ouvrage fréquemment cité par Élisabeth de Feydeau, "Une Histoire mondiale du parfum" de Marie-Christine Grasse. Deux autres très jolis petits livres, "Le Goût du parfum" et "Le Goût de la Rose" d'Ingrid Astier sont des anthologies, mais comportent des introductions très intéressantes.

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  13. Enfin un ouvrage de référence. J'ai tellement souffert par le manque d'ouvrages de références lors de mes études à l'Isipca que j'accueille ce livre avec grand plaisir. Au moins j'ai eu Elisabeth comme professeur d'histoire et c'était un pur bonheur.
    Je viens de publier une interview exclusive avec elle sur mon blog, si cela peut vous intéresser.
    Fragrance Words avec Elisabeth de Feydeau
    Elle y explique sa vision sur les lancements parfum en 2012 et fait une projection personnelle sur ses attentes futures.
    Amicalement,
    José

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  14. José, non seulement c'est un plaisir d'écouter ce qu'Elisabeth dit, mais elle le dit avec une si jolie voix... En effet, le parfum pâtit d'un manque d'ouvrages de référence, lié au rapport particulier que cette industrie entretient avec son histoire et ses archives, et le manque de moyens accordés aux organisations susceptibles de promouvoir la recherche en ce domaine. La publication de l'ouvrage d'Elisabeth est donc un grand pas en avant.

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